Éric-Emmanuel Schmitt ・Interview
À l’occasion de la sortie du nouveau livre d’Éric-Emmanuel Schmitt, Félix et la source invisible paru chez Albin Michel, j’ai eu l’immense joie, que dis-je, l’immense honneur (!) de rencontrer l’auteur et de l’interviewer.
Rendez-vous pris un mardi matin début février, chez Drouant, institution où se réunissent les dix membres de la prestigieuse Académie Goncourt pour leur réunion mensuelle…
Estellereads : Bonjour Éric-Emmanuel Schmitt ! Merci mille fois de m’accorder un peu de temps avant votre rendez-vous, je suis ravie de vous rencontrer !
Eric-Emmanuel Schmitt : Bonjour, c’est un plaisir !!
1/ ER : Alors j’avais envie de commencer notre entretien avec une phrase de votre dernier livre, Félix et la source invisible, qui m’a marquée et a raisonné très fort en moi. C’est une phrase de Félix (ndlr : le petit garçon de 12 ans qui est le héros du livre), qui dit :
« - De temps en temps, vous vous adressez à moi comme à un enfant de douze ans. J’ai douze ans, d’accord, mais je suis moi, d’abord . » page 76
Cette phrase m’a tellement touchée que j’avais envie de vous demander est-ce qu’elle fait écho à vous-même ce que vous avez vécu quand vous étiez petit garçon ?
E.-E. Schmitt : Oui ! C’est une phrase qui vient directement du cœur celle-là ! Quand j’avais 13 ans mes parents me réduisaient à mon âge et je n’aimais pas ça. De façon plus générale, je n’aime pas que l’on réduise quelqu’un à une seule de ses caractéristiques, à un seul élément, que ce soit son âge, son sexe, sa couleur de peau, son handicap ou autre. Je trouve que c’est une vraie violence faite à la personne.
2/ ER : Avec votre dernier livre, le conte Félix et la source invisible, qui fait donc partie au même titre que Oscar et la dame rose ou Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran pour ne citer qu’eux du Cycle de l’Invisible dans lequel vous explorez les différentes formes de la spiritualité, vous explorez cette fois l’animisme. Est-ce qu’on peut dire que cette fois en quelque sorte la boucle est bouclée ? Puisque finalement il s’agit dans ce livre d’un retour aux sources…
E.-E. Schmitt : Hmm oui et non. Car j’ai encore deux-trois contes en tête pour ce cycle… Et en même temps c’est vrai que l’animisme est la chose la plus difficile à cerner. J’ai appris qu’il y avait deux sortes d’animisme : un spontané, enfantin, puéril, qui fait par exemple que les enfants vont donner des surnoms à leurs poupées, leurs nounours, voire même aux objets par exemple en leur parlant lorsqu’ils se font mal. Et un autre animisme, spirituel cette fois, qui touche au rapport aux ancêtres, à la nature… à l’écologisme, à la sagesse, et qui permet de rendre les absents présents et de vivre avec nos morts.
3/ ER : En dehors de ces thèmes-là, il y a un autre thème fort dans votre livre qui est celui du secret de famille et du poid du passé qui peut être terrible pour les vivants. C’est quelque chose de présent dans votre vie ?
E.-E. Schmitt : Vous mettez le doigt sur quelque chose d’essentiel car il y a des secrets que j’aurais aimé connaître. Mais j’écris pour découvrir…
4/ ER : Vous avez dit dans La Grande Librairie il y a quelques semaines, ce qui est assez rare pour être souligné et à contre-courant de ce que les écrivains disent la plupart du temps, que l’écrivain pour vous, est le fils de ses livres. Ce sont vos livres qui vous font avancer, qui vous construisent, qui vous font grandir ?
E.-E. Schmitt : Oui tout à fait. Ce sont eux qui me font. Chaque livre permet de découvrir un bout de notre vie humaine. Quand j’ai commencé à travailler sur La Part de l’autre, j’avais déjà lu bien avant des dizaines de bouquins sur cette période-là, sans jamais penser à en faire un livre. Quand je l’ai écrit, j’ai découvert que l’on pouvait très bien comprendre comment devenir Hitler, ce qui est effrayant !
De la même manière, mes voyages précèdent mes livres. Le Sénégal qui est présent dans Félix et la source invisible (ndlr : c’est le pays d’origine de Fatou, la mère de Félix) j’y suis allé pour la première fois à 17 ans ! J’avais ressenti quelque chose de très profond là-bas.
5/ ER : Vous semblez être un vrai touche-à-tout, entre vos écrits pour la littérature, les contes, les romans, les nouvelles, ceux pour le théâtre, le jeu d’acteur, le cinéma, tout vous intéresse !
E.-E. Schmitt : Quand on me dit que je suis touche à tout, je réponds que non, je suis « touché par tout » ! Je suis très sensible, tout m’intéresse. Le cinéma me permet de sortir de la solitude de l’écrivain. La musique est mon autre passion, je joue moi-même du piano. J’admirais beaucoup mon ami Michel Legrand, il est mort à 87 ans mais à 80 ans nous nous amusions à comparer nos agendas et il continuait à avoir un agenda de fou avec des tournées dans le monde entier ! C’est le genre de personne qui m’enlève la peur de vieillir.
6/ ER : Vous êtes un véritable artiste !
E.-E. Schmitt : Je pense que les artistes sont des enfants que l’on n’a pas tués. Je pense qu’il est des qualités de l’enfance que l’on perd et qu’il nous faut retrouver. Comme la capacité d’étonnement, d’émerveillement, mais aussi l’humilité. Une connivence avec le mystère. J’ai une enfance inaltérable en moi, que j’ai failli perdre entre mes 20 ans et mes 30 ans car j’ai pu être arrogant !
Chez Drouant, 18 rue Gaillon 75002 Paris
« Il faut garder l’émerveillement de l’enfant en nous toute la vie.»
7/ ER : En même temps, quand vous avez écrit votre premier livre, vous étiez loin de vous imaginer la carrière qui allait suivre. Est-ce qu’il y a un moment où vous vous êtes dit, ah oui là c’est un véritable tournant, ça dépasse tout ce que je pensais ?
E.-E. Schmitt : Je n’ai pas de mérite, dès ma première pièce de théâtre elle était jouée par de grands acteurs, ma deuxième pièce a été jouée dans le monde entier, mon premier roman publié à 31 ans a tout de suite été lu. Je n’ai pas eu à attendre la reconnaissance, mais j’ai peut-être plus l’angoisse de ne plus être aussi fécond un jour.
8/ ER : Quel genre de lecteur êtes-vous ?
E.-E. Schmitt : Par périodes. A l’adolescence j’ai eu une période d’intense lecture, quasiment un livre par jour. Puis pendant les études supérieures je lisais “utile” donc moins de romans. J’ai repris après avoir soutenu ma thèse.
9/ ER : Quand vous écrivez, qu’est-ce que vous lisez ?
E.-E. Schmitt : Après une journée d’écriture, j’ai du mal à me plonger dans l’univers de quelqu’un d’autre, je préfère écouter de la musique, aller au théâtre….
10/ ER : Depuis 2016 vous êtes entré dans l’Académie Goncourt. Est-ce que cela a changé quelque chose dans votre rapport à la lecture ?
E.-E. Schmitt : Je suis très content car cela me fait relire du contemporain, avant cela je lisais et relisais des classiques ce qui peut avoir un côté sclérosant. Maintenant, je finis l’écriture de mon livre vers mai-juin, et je me consacre aux livres sélectionnés pour le Goncourt pendant l’été. On a même ce qu’on appelle la Table des Goncourt sur notre lieu de vacances ! Chacun pioche, se fait son avis et on en discute ! On débat littérature tout l’été !
11/ ER : Quels sont les classiques que vous aimez particulièrement ?
E.-E. Schmitt : Colette, Balzac, Proust, Maupassant, Romain Gary …
12/ ER : Vous animez des MasterClass d’écriture, quel conseil donneriez-vous à un apprenti écrivain ?
E.-E. Schmitt : Il faut aimer toutes les étapes d’un livre. Il faut aimer le moment où on le rêve. Il faut aimer le doute, qui ne doit pas être considéré comme un empêchement. Il faut aimer faire ça d’un geste, dans le flux de l’artiste, tout comme il faut aimer aimer faire les mille petits gestes de l’artisan ensuite.
Quand j’écris, je veux parvenir à une certaine fluidité, pour moi la facilité se sont des difficultés résolues. Il ne faut pas confondre simple et simpliste.
J’écris autant avec la tête qu’avec le cœur. Il y a un retentissement affectif toujours. Tête-cœur-corps.
13/ ER : Vous êtes agrégé et docteur en philosophie. Quelles lectures conseillerez-vous pour quelqu’un qui souhaite commencer ?
E.-E. Schmitt : La généalogie de la morale de Nietzsche ; Les Pensées de Pascal ; et le Petit traité des grandes vertus d’André Comte-Sponville.
14/ ER : Pour le mot de la fin, j’ai pensé à cette citation de Sénèque qui dit « On ne trouve guère un grand esprit qui n’ait un grain de folie. » Vous êtes un grand esprit, alors quel est votre grain de folie Éric-Emmanuel Schmitt ?
E.-E. Schmitt : Ma curiosité excessive, tout m’intéresse, j’ai un appétit de vivre infini et une capacité à me passionner de tout !
ER : Merci mille fois pour cette discussion… :)