Jean-Christophe RUFIN ・Interview

 

est-ce vraiment la peine de présenter JEan-Christophe rufin ? médecin, écrivain couronné de nombreux succès et de récompenses de la part d’un public d’initié aussi bien que de lecteurs occasionnels… membre de l’académie française depuis 2008, juré de nombreux prix littéraires, un temps ambassadeur, mais aussi président de médecins sans frontières… bref, un homme extra-ordinaire, une source d’inspiration folle ! et avant tout pour moi, un modèle de liberté.


1/ EstelleReads : Bonjour Jean-Christophe Rufin ! C’est une immense joie pour moi d’être ici, dans les magnifiques bureaux de Gallimard pour vous interviewer ! Quand on s’est croisés à un évènement organisé pour la sortie de votre livre, je vous avais dit que le premier livre d’adultes que j’ai lu très jeune était Rouge Brésil… J’ai pris autant de plaisir à vous retrouver aujourd’hui avec Les Sept mariages d’Edgar et Ludmilla, et c’est pour cela que je vous propose de commencer par une citation de votre livre…

 « A priori, pour de jeunes mariés, tous les endroits se valent ou presque. Ils seront comblés si le lieu est beau mais, s’il ne l’est pas, ils ont en eux assez de feu pour le réchauffer et y jeter des couleurs vives. Ce fut loin d’être le cas. » p.63

De votre dernier roman se dégage l’impression d’une grande foi en l’amour, en la liberté, en l’indépendance, en la volonté, une véritable force se dégage de vos personnages. Est-ce que c’est quelque chose qui a toujours été présent chez vous, que l’on vous a inculqué tôt ? Diriez-vous que Les Sept mariages d’Edgar & Ludmilla est un roman d’amour ?

Jean-Christophe Rufin : Du tout ! Même mes grands-parents étaient divorcés ! Ils ont divorcé au début de la Première Guerre, en 14. Ma famille n’est faite que de déchirures. Je n’ai rencontré mon père qu’à l’âge de 18 ans. Mes parents avaient divorcé quand j’avais 1 an. Les enseignements de la vie je les ai obtenus par moi-même, ils sont le fruit d’une expérience parfois douloureuse. Il faut pas mal d’échecs pour finalement y arriver. Et dans le cas de nos deux héros, l’interculturel dans un couple est un risque encore plus fort. (ndlr : Jean-Christophe Rufin s’est marié une seconde fois avec la mère de ses filles, qui est d’origine éthiopienne).


2/ ER  : Un autre thème fort dans votre livre est celui de l’égalité du couple et de ce que cela sous-entend comme vision de la place de la femme dans la société. Edgar a justement du mal à accepter cette égalité quand Ludmilla est très indépendante et a de l’ambition. Avez-vous eu des exemples de femmes fortes dans votre entourage ? Essayez-vous d’inculquer cela à vos enfants ? (ndlr : l’auteur a un fils et deux filles)

J.-C. Rufin : L’éducation ne fait pas tout, j’ai deux filles qui sont chacune très différentes alors qu’avec leur mère nous les avons élevées de la même façon. Une est plutôt « working girl » et travaille énormément en finance lorsque sa sœur priorise peut-être une vision plus traditionnelle et est dans une vie de couple stable.

Ma mère faisait partie d’une génération très différente, et est partie à Paris pour travailler en commençant en bas de l’échelle avant de gravir petit à petit les échelons. Tout cela au détriment de sa vie personnelle et de sa santé. J’étais fils unique et ne l’ai rejoint qu’à l’âge de 10 ans, lorsqu’elle a pu subvenir à mes besoins. Elle avait juste de quoi m’accueillir. J’ai vu ces combats de très près. Même s’il reste des combats féministes aussi aujourd’hui.


3/ ER : Avez-vous compris tôt que vous écririez dans votre vie, vous qui avez commencé votre vie professionnelle par la médecine ?

J.-C. Rufin : Mon image de la médecine est celle de mon grand-père, qui m’a élevé. C’était une branche des humanités, une branche littéraire, qui n’existait que par rapport aux grands textes classiques latins. Quand j’ai commencé à exercer je me suis rendu compte que c’était une science, et il me manquait ce côté que j’avais tant aimé. Si vous voulez comprendre ma vision de la médecine, j’ai écrit un livre à ce sujet, Un léopard sur le garrot : Chroniques d’un médecin nomade, inspiré par ma propre expérience.


4/ ER : Vous avez donc commencé à écrire, votre premier roman est L’Abyssin, qui a connu un certain succès. Est-ce qu’il y a un moment où vous vous êtes dit que cela vous dépassait, que le succès était au rendez-vous et que vous étiez devenu écrivain ?

J.-C. Rufin : Je suis très reconnaissant des libraires, car avec L’Abyssin qui a été mon premier roman publié,  ils ont joué un vrai rôle de bouche-à-oreille, et on ne s’explique pas forcément le succès d’un livre. J’avais repris la médecine à l’époque, à l’Hôpital Saint-Antoine, je rendais visite à mes patients, puis ils me rappelaient à la fin pour me demander de leur signer mon livre ! Je dirais en revanche que j’ai tout de suite eu conscience de partager quelque chose et que je m’adressais à quelqu’un à travers mon livre. La finalité était bien d’être lu, et je considère les livres comme des instruments de communication.


5/ ER : J’ai l’impression que vous vous laissez une grande liberté d’action dans votre vie, le choix de faire ce qu’il vous plait avec un seul fil rouge : l’écriture de vos livres. Est-ce que ce sont vos livres qui vous font ou l’inverse ? Comment s’organisent vos réflexions, vos voyages et votre création ?

J.-C. Rufin : Alors déjà, c’est un malentendu car je n’aime pas tant que ça voyager même si j’ai été emmené dans des pays lointains par mon travail ! Là, si vous me demandiez où j’ai envie d’aller si j’avais deux mois libres, je vous répondrai que je resterai chez moi pendant deux mois ! Aujourd’hui, je voyage pour des festivals, depuis la rencontre à la Galerie Gallimard pour la sortie de mon livre, j’ai été au Festival de Carthagène en Colombie, et à un festival en Malaysie.

Ma vraie passion c’est la montagne. Je partage la passion de l’alpinisme avec mon épouse. Et nous voyageons si on y trouve un intérêt. Je partage cela avec Paolo Cognetti (ndlr : écrivain italien qui a écrit le génial Les huit montagnes) et Sylvain Tesson, qui lui est un écrivain de voyages, ce qui n’est pas mon cas. Je n’ai pas de logique de documentation. Pour mon livre Le tour du monde du roi Zibeline, l’action se situe parfois dans des lieux que je n’ai visités réellement qu’après la sortie de ce livre.

 
 

Dans les jardins de Gallimard.

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« Ne jamais valoriser l’acquis.»


6/ ER : Et en ce qui concerne vos inspirations, considérez-vous que « l’art nourrit l’art » ?

J.-C. Rufin : L’art me nourrit en même temps qu’il me pollue. Je suis très sensible à cela. Que ce soit par l’image avec la photographie, que je pratique moi-même. Ou par la littérature. C’est terrible quand j’écris car je suis juré pour des prix littéraires, notamment le Prix Orange dont je suis le Président et qui nécessite de lire 75 livres ! Mais aussi l’Interallié, l’Académie Française, le Prix de Monaco…


7/ ER : Vous avez d’ailleurs obtenu très tôt le Prix Goncourt, pour Rouge Brésil justement, on ne vous a jamais proposé de faire partie du Comité ?

J.-C. Rufin : Vous ne pouvez pas être et au Goncourt et à l’Académie Française. Cette dernière a été créé en 1634 par Richelieu, c’est une institution très ancienne qui a pour idée d’enrichir la langue française. Vous pouvez trouver le Dictionnaire de l’Académie en ligne, qui vous donne l’évolution des mots depuis 1634. Je pense qu’il est très important de maintenir ces institutions notamment pour le rayonnement international.


8/ ER : Quel conseil donneriez-vous à un apprenti écrivain ?

J.-C. Rufin : Ne pas écoutez de conseils ! Il n’y a pas de génétique dans l’écriture, elle ne peut être le fruit que d’une « conscience libre » comme le dit Sartre. Je suis l’exemple type de quelqu’un qui a conjuré le sort.


9/ ER : Pour votre prochain livre, vous disiez avoir relu Docteur Jivago de Boris Pasternak. Pourquoi ?

J.-C. Rufin : Pasternak est un poète. Il a une manière surréaliste de faire ressortir des choses des mots.


10/ ER : Vous lisez des classiques ?

J.-C. Rufin : Chacun se crée sa propre notion de « classique ». J’aime lire Simenon, Alexandre Dumas, John Le Carré… Pour moi, ce sont des livres pour lesquels on a un attachement particulier et dans lesquels on peut toujours puiser quelque chose, il y a toujours un renouvellement.


11/ ER : Pour le mot de la fin, j’ai pensé à cette citation de Sénèque qui dit « On ne trouve guère un grand esprit qui n’ait un grain de folie. » Vous êtes un grand esprit, alors quel est votre grain de folie Jean-Christophe Rufin ?

J.-C. Rufin : Ne jamais se résoudre à ce que je suis ou à ce que j’ai. Je suis incapable d’occuper un poste donné trop longtemps. Je ne valorise pas l’acquis. C’est une part de folie, une faille identitaire car ne jamais se sentir installé est différent d’accepter ce qu’on est.


ER : Jean-Christophe Rufin, MERCI !!!

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